CHAPITRE XXI

— Vous êtes sûre que cela ne vous dérange pas, Miss Marple ? demanda Evelyn Hillingdon.

— Pas le moins du monde, ma chère. Je suis trop heureuse d’être utile à quelque chose en restant près de Molly pendant que vous ferez l’excursion projetée. Au Pélican Point, je crois ?

— Oui. Edward et moi aimons beaucoup cet endroit. Nous ne nous lassons pas d’observer les oiseaux qui plongent dans la mer pour attraper les poissons. Tim est avec Molly en ce moment. Mais il a du travail et ne voudrait pas qu’elle reste seule.

— Il a raison. Eh bien ! sauvez-vous ! Evelyn rejoignit le petit groupe qui l’attendait, et Miss Marple, après avoir vérifié ce dont elle avait besoin pour son tricot, gagna le bungalow des Kendal.

De la porte-fenêtre entrouverte, elle entendit Tim demander :

— Si vous me disiez seulement pourquoi vous avez agi de la sorte, Molly. Qu’est-ce qu’il vous a pris ? Il doit bien y avoir une raison ?

Miss Marple s’immobilisa au pied du perron. La voix de Molly s’éleva, morne, lointaine.

— Je ne sais pas, Tim. Je ne sais pas. Je suppose que quelque chose m’a dominé.

La vieille demoiselle s’approcha de la porte-fenêtre et frappa doucement.

— Ah ! Miss Marple. C’est très aimable à vous de venir.

— Pas du tout. Je suis ravie de vous rendre service. Vous avez meilleure mine, Molly.

— Je vais très bien. Seulement, je ne parviens pas à me réveiller complètement.

— Je ne parlerai pas. Reposez-vous. Voyez : j’ai apporté mon tricot.

Tim Kendal lui adressa un regard plein de gratitude avant de s’en aller. La vieille demoiselle s’installa près du lit.

Molly, qui semblait épuisée, murmura :

— Vous êtes bien bonne, Miss Marple. Je… je crois que je m’endors.

Elle ferma les yeux. Sa respiration se fit plus régulière, et machinalement sa garde-malade borda le drap et les couvertures. Dans son geste, ses doigts rencontrèrent quelque chose de dur sous le matelas, qu’elle tira. Un livre ! Après un coup d’œil à la jeune femme endormie, Miss Marple constata qu’il s’agissait d’un ouvrage courant traitant des fatigues mentales. Les pages s’ouvrirent d’elles-mêmes à un passage qui donnait une description générale de la maladie de la persécution et autres maux de cette nature. Le livre, pas trop technique, pouvait être compris de tout le monde. L’expression de la vieille demoiselle devint plus sévère au fur et à mesure qu’elle poursuivait sa lecture. Après une minute ou deux elle referma le bouquin et réfléchit. Puis elle replaça sa trouvaille où elle l’avait prise. Perplexe, elle se leva sans bruit et s’approcha d’une fenêtre. Tournant la tête, elle surprit le regard de Molly. Les yeux de la malade se refermèrent aussitôt. Miss Marple se demanda si elle venait d’imaginer ce coup d’œil pénétrant ou si Molly feignait de dormir. Après tout, c’était là une réaction assez normale. Elle pensait peut-être que son infirmière improvisée lui aurait parlé si elle l’avait vue éveillée. Cependant, Miss Marple avait cru discerner dans le regard de Molly une sorte d’ironie assez désagréable, mais elle n’en était pas certaine… Elle décida de s’entretenir avec le docteur Graham le plus tôt possible, et retourna s’asseoir. Cinq minutes plus tard, pensant que Molly dormait vraiment, cette fois, elle se releva. Elle portait ses chaussures à semelle de crêpe, ce qui lui permettait de se déplacer sans le moindre bruit. Elle se promena autour de la chambre, allant d’une fenêtre à l’autre. Dehors, tout paraissait calme. Un moment hésitante, elle regagnait son poste de veille, lorsqu’il lui sembla entendre un léger bruit venant de l’extérieur. Un glissement de chaussures près du perron ? Elle hésita, puis s’approcha de la porte-fenêtre qu’elle poussa. Au moment de sortir, elle se tourna vers le lit et chuchota :

— Je ne serai pas absente longtemps. Il faut que j’aille jusqu’à mon bungalow. Vous n’aurez besoin de rien en attendant mon retour ?

« Elle dort, la pauvre enfant. C’est une bonne chose. »

Miss Marple descendit tranquillement les marches et s’engagea sur le chemin qui s’éloignait du bungalow.

Un promeneur marchant le long de l’allée bordée d’hibiscus aurait été surpris de voir la vieille demoiselle changer brusquement de direction, traverser le parterre de fleurs, contourner le bungalow qu’elle venait de quitter et y pénétrer par la porte de derrière. Celle-ci ouvrait directement sur une petite chambre que Tim utilisait parfois comme bureau. La pièce voisine était le salon. De larges rideaux à demi-fermés conservaient une certaine fraîcheur à l’atmosphère. Miss Marple se glissa derrière l’un d’eux et attendit. De son poste, elle pouvait observer quiconque s’approcherait de la chambre de Molly. Au bout de quelques minutes, Jackson, vêtu de sa tenue blanche, grimpa les marches du perron.

Le masseur hésita un instant, puis frappa doucement à la porte vitrée. N’obtenant pas de réponse, il entra après avoir jeté derrière lui un coup d’œil furtif.

Miss Marple abandonnant sa cachette, s’approcha de la porte et appliqua son œil à la charnière. Jackson, dans la chambre, se penchait sur le lit et regardait la jeune femme endormie. Rassuré, il se dirigea vers la salle de bains. Surprise, la vieille demoiselle leva les sourcils. Après une seconde de réflexion, elle traversa le petit couloir adjacent et pénétra à son tour dans la salle de bains.

Jackson, debout devant la tablette du lavabo, sursauta et parut déconcerté par la présence de Miss Marple.

— Oh !… Je… Je… ne…

— Mr Jackson ?

— Je pensais bien que vous n’étiez pas loin.

— Vous vouliez quelque chose ?

— Je ne faisais qu’examiner l’assortiment des crèmes de Mrs Kendal.

La vieille demoiselle apprécia fort l’opportunité de la réponse, car Jackson, un pot de crème à la main, ne pouvait rien dire d’autre.

— Ça sent bon, ajouta-t-il en plissant le nez. Un excellent produit par rapport aux préparations actuelles. Les marques courantes ne conviennent pas à toutes les peaux. Elles peuvent provoquer une éruption de boutons. Il en est de même avec les poudres, quelquefois.

— Vous semblez très bien connaître le sujet ?

— J’ai un peu travaillé dans une pharmacie. On y apprend beaucoup sur les produits de beauté, dans ce métier. Mettez n’importe quoi dans un pot de crème, que vous enfermez dans une boîte élégante… Ah ! C’est étonnant à quel point on peut escroquer les femmes !

— C’est là ce dont vous vouliez vous rendre compte ?

— Ma foi, non.

« Vous n’avez pas eu le temps d’inventer un mensonge, pensait Miss Marple. Voyons comment vous allez vous en sortir ? »

— Mrs Walters a prêté son rouge à lèvres à Molly, l’autre jour. Je suis venu le réclamer. J’ai frappé avant d’entrer, mais en voyant Mrs Kendal endormie, j’ai pensé que je ne ferais rien de mal en allant directement dans la salle de bains chercher le rouge à lèvres.

— L’avez-vous trouvé ?

— Non. Il doit être dans un des sacs de Mrs Kendal. Aucune importance.

Il reprit son examen de la tablette.

— Elle n’a pas grand-chose, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’à son âge elle n’en a pas besoin. Rien ne vaut le maquillage naturel.

— Vous devez observer les femmes d’un œil qui n’est pas celui des autres hommes ?

— Je suppose que certains métiers donnent une certaine déformation.

— Vous vous intéressez aux médicaments ?

— Oh ! Oui ! J’ai beaucoup travaillé dessus. Si vous me demandez mon avis, il y en a bien trop en circulation actuellement. Calmants, pilules pour l’estomac, drogues miracles, et tout le reste. Je suis d’accord si elles sont prescrites, mais malheureusement, il y en a pas mal que vous pouvez obtenir sans ordonnance, et certaines d’entre elles sont dangereuses.

— Je vous crois aisément.

Un léger bruit parvint de la pièce voisine. Miss Marple tourna vivement la tête et regagna la chambre. Lucky Dyson se tenait juste devant la porte-fenêtre.

— Je… Oh ! Je ne pensais pas que vous étiez là, Miss Marple. Je suis venue voir si vous ne souhaitiez pas que je reste avec Molly un moment. Elle dort, n’est-ce pas ?

— Je le crois. Mais ne vous inquiétiez pas. Allez vous distraire, ma chère. Je vous croyais partie en excursion ?

— Je le devais, mais une terrible migraine, au dernier moment, m’a forcée à renoncer. Je désirais au moins me rendre utile.

— C’est très gentil à vous.

La vieille demoiselle retourna s’asseoir et reprit son tricot avant d’ajouter :

— … Mais je suis très bien ici.

Lucky hésita, puis finalement se retira. Miss Marple attendit un peu pour retourner dans la salle de bains. Jackson avait disparu, probablement par la porte du fond. Elle examina le pot de crème manipulé par le masseur et le glissa dans sa poche.

 

Le major parlait trop
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